Les dernières notes s'évanouissaient dans les airs, pareilles à une pluie d'étincelle. Ma main tenant l'archet était agitée de petits tremblements incontôlables, trahissant un mélange de stress et d'euphorie intenses. La sueur dans ma nuque avait collé quelques mèches de cheveux à ma peau, et le sourire étirant le coin de mes lèvres semblait pouvoir durer une éternité. Le public s'était levé, me noyant sous un tonnerre d'applaudissements. Instinctivement, je tournais la tête, comme pour m'assurer que ces battements de mains incessants m'étaient destinés. J'étais seule sur la scène immense, cette scène qui devenait à ce moment-là le symbole de l'accomplissement de mon rêve.

- Méline ! Méline !

L'audience hurle mon nom ! Quel merveilleuse sensation que de se sentir acclamée de la sorte, de lire la satisfaction dans les yeux de ceux venus nous écouter. Notons tout de même la pointe de colère dans la voix m'apostrophant.

- Méline, c'est la dernière fois que je t'ordonne de descendre !

Mes yeux papillonèrent un instant avant de pouvoir s'ouvrir totalement. Il me fallut un moment avant de m'accoutumer à la lumière du matin baignant ma chambre, et de m'extraire des dernières brumes du sommeil. Un rêve... Ma réussite en tant que musicienne n'avait été une fois de plus qu'une illusion. Pourquoi mon cerveau s'acharnait-t-il à me faire vivre ces moments délicieux qui se révélaient être une torture une fois que je me réveillais ? Quelle manière brutale de me faire revenir à la réalité ! Je gémis de regret avant de rejeter ma couverture à mes pieds et de rejoindre ma mère d'une démarche traînante. Elle était déjà en train de s'affairer énergiquement à accomplir ses tâches ménagères quotidiennes. Ma génitrice devrait être élue plus grande maniaque de la propreté de l'année. Que dis-je, de l'année ? Plutôt de la décennie ! Son obsession pour le ménage datait de l'année où mon père avait demandé le divorce pour des raisons assez obscures. Des raisons dont mes parents n'avaient pas jugé utile de m'informer, ce qui m'avait et me révolte toujours. Depuis quand un père avait-il le droit de claquer la porte sans se retourner une seule fois pour expliquer les raisons de son départ définitif à sa fille ? J'étais jeune, certes, mais même aujourd'hui, je reste totalement dans le flou. Cela fait bien longtemps que j'ai arrêté de cuisiner ma mère à ce sujet, elle détourne systématiquement la conversation dès que j'aborde la question. Elle semble avoir vieilli à une vitesse folle ces dernières années, devenant aigrie et renfermée, se consacrant entièrement et maladivement à son métier d'avocate. Elle n'a plus une minute à me consacrer, et ce qui est encore plus terrible, c'est qu'elle n'a plus une minute à SE consacrer. Elle noie son chagrin dans le travail, alors que je serai tout à fait prête à partager le fardeau de sa peine. J'ai également été profondément touchée par le départ improptu de mon père, il compte autant pour elle que pour moi...

- Je dois partir travailler, n'oublie pas qu'à 18 heures de nouveaux acquéreurs éventuels visiteront l'appartement. Veille à ce que tout reste propre. Tes clés sont prêt du vase de l'entrée.

J'étais une nouvelle fois plongée dans mes pensées, mais les conseils pratiques de ma mère et son ton sec me rappellent que je devrais garder les pieds sur terre si je ne tiens pas à me faire enguirlander. Je m'apprête à lui souhaiter une bonne journée lorsque j'entends la porte claquer et les claquements de ses talons sur le carrelage du hall de notre immeuble. Mes gentilles paroles seront pour une prochaine fois, j'imagine. Je soupire et m'attelle au rangement de mon petit-déjeuner, avant un passage dans la salle de bains. Je m'attarde sur la contemplation de mon reflet dans le miroir, et constate avec regret que je suis toujours la même fille banale. Pas de changement miracle durant la nuit, évidemment. Les mêmes longs cheveux châtains emmêlés, le même teint pâle et les mêmes petits yeux verts. Je n'ai jamais aimé mon apparence, mais elle ne représente tout de même pas une obsession ni un complexe. Je m'en accomode, voilà tout... Quoique, j'admets que des yeux légèrement plus grands ne seraient pas de refus... Je tire doucement mes paupière vers le haut à l'aide de mes doigts. Et puis pourquoi pas un joli teint halé ? J'allume la vieille ampoule qui pandouille piteusement au plafond, et elle répand un lumière orangée sur mon visage. Je complète mon nouveau portrait en esquissant une moue provocante et en haussant un sourcil. Je maintiens cette position incongrue quelques temps avant de ricaner et de secouer la tête en jetant un coup d'oeil à l'heure. Je viens de perdre trois minutes de ma vie à agir en gamine. Ma mère n'aurait pas manqué de réprimander mon comportement et de me citer toutes les manières admirables de dépenser ces trois minutes si elle m'avait surprise. Elle m'aurait lancé un regard empli de... De quoi ? De reproche ? Pas assez fort. De haine ? Si ça avait été cela, j'aurais mieux fait de chercher le numéro de SOS enfants en danger dans les plus brefs délais. De déception ? Sans doute.

Tu es seule chez toi, tu es libre de faire des grimaces, de danser, d'éclater de rire sans raison, de faire tout ce qui te chante ! Tu pourrais même... Jouer du violoncelle...

La voix de mon for intérieur résonne contre les parois de mon crâne. Je suis forcée d'admettre qu'elle n'a pas tord, il n'y a personne pour m'interdire de faire vibrer mon instrument. Tous les matins, de 6 heures à 7 heures, je peux m'adonner à ma passion en toute liberté. C'est le seul moment pendant lequel mon "instrument de malheur", je cite, ne risque pas d'écorcher les tympans sensibles de ma tendre mère. Elle ne connaît rien à la musique, elle ne connaît rien à mon bonheur.

Je file dans ma chambre afin d'extirper mon imposant compagnon de son étui. Le contact de mes doigts sur le bois du violoncelle me procure un sentiment de sécurité et d'apaisement. Mon archet glisse sur les cordes, faisant tourbilloner les notes d'une symphonie signée Beethoven. Je m'abandonne à la musique, laissant vagabonder mes pensées. Mon genou tressaute, mes épaules se balancent fièvreusement. Je suis totalement happée... Lorsqu'un son des plus déplaisants déchire ma bulle de sérénité. Je peste en me précipitant vers le téléphone, et accueille la personne d'un "allo" ne laissant aucun doute sur mon mécontentement.

- Madame Polia ?

Une voix masculine profonde et quelque peu rauque me répond. Toutefois, mon interlocuteur ne semble guère plus vieux que moi. N'étant sûre de rien, j'emploie le ton poli et le vouvoiement de circonstance :

- Elle n'est pas disponible pour le moment, c'est sa fille à l'appareil. Que voulez-vous ?

- Je suis le fils d'Eve Astreind et j'appelle pour confirmer la visite prévue ce soir. C'est toujours OK ?

Je ne suis absolument pas mếlée à la vente de l'appartement, et je n'aurais pas su quoi répondre si ma mère ne m'avait pas aimablement informée de ladite visite le matin-même.

- Bien sûr, pourquoi ça ne le serait pas ?

Je n'ai pas tout à fait décoléré, et le silence au bout du fil me souffle que le jeune homme a du percevoir mon ton brusque. J'expire longueument et m'apprête à lui demander de m'excuser, lorsqu'il reprend :

- Je suis vraiment désolé de te déranger si tôt, mais ma mère est une éternelle anxieuse. Elle a toujours peur que les gens lui fassent faux bond, elle m'a pratiquement supplié pour que je passe cet appel.

Lui n'a pas eu de mal à céder au tutoiement, apparemment. Est-ce ma voix haut perchée qui ne me permet jamais de paraître plus âgé ? Une nouvelle fois, je passe trop de temps en conversation intérieure avec moi-même, et un toussotement bref dans le combiné me ramène parmi les vivants.

- Je lui dirai qu'elle n'a pas de quoi s'inquiéter. Merci beaucoup, et à la prochaine !